Ici je me vois vivre parfois. Si je reste un instant, immobile dans un coin, je peux me voir passer, déambuler sans vraiment me reconnaître. Qui est-ce ? Que fait-elle là ? Je m’ étonne car ici ce n’est pas chez moi. Chez moi il y a des arbres, il y a du ciel, les volets ne laissent pas passer la lumière, il n’y a pas de réverbère sur le trottoir. Chez moi, tant que je n’aurais pas moi même un royaume à léguer, ce sera là-bas. Là où je feuillette inlassablement les mêmes livres, là où les meubles qui ont changé de place cachent de mystérieux passages secrets vers notre enfance. Avec ses tempêtes et ses cabanes. Nous y avons grandi. Tout porte notre trace. Même si c’est illusoire, même si nous le savons, tout semble éternel. 

Des royaumes d’enfance comme celui-là ne sont pas exceptionnels. Pas de tours ni de donjons. Pas de pont levis ni de souterrains. Mais bien plus que ça. C’est un royaume qui n’en finit pas. Aucune carte ne le mentionne et pourtant nous connaissons la route par coeur.

Chacun a le sien. Chacun sait où il se situe exactement. Chacun sait pourquoi il l’a abandonné, que c’est le temps qui nous fait ça. Et ceux qui habitent les royaumes d’enfance désertés savent mieux que quiconque ce que l’on peut perdre à quitter ce royaume. Et savent aussi très bien ce que l’on peut perdre à y demeurer.

 Mais finalement on n’abandonne jamais complètement son royaume d’enfance, comme un laboureur qui jusqu’au bout cultive quelques parcelles de son champ en jachère, chacun ménage dans son avenir un moment – un WE, quelques vacances, une retraite- où il reprendra en mains les clefs de ce royaume. Et si le royaume a été vendu, il le rachètera. Et si le royaume a été détruit, il en cultivera le précieux souvenir dans des albums photos ou sur de simples feuilles de papier.

C’est comme ça : sous les fondations du royaume d’enfance nos cadavres bien avant nos propres corps sont enterrés. Car les royaumes d’enfance sont des maisons hantées.

Et nous en sommes les visibles fantômes.